Il y a des livres d’enfance qu’on garde précieusement, déménagement après déménagement. Les grands recueils de contes publiés par Gründ en font partie, eux qui m’ont fait voyager du Japon aux pays slaves en passant par la Perse antique.

Contes japonais de Miroslav Novák et Zlata Černá (Gründ, 1970)
Les Contes japonais de Miroslav Novák et Zlata Černá me faisaient un peu peur, avec leurs illustrations sombres et fantômatiques, mais ils m’ont familiarisée avec des classiques comme Momotaro l’enfant des pêches, La Grue blanche ou encore Urashima. L’avant-dernier conte, Les Cils du loup, commence comme un Cendrillon nippon, avec une douce jeune fille en proie à la méchanceté de sa belle-mère. Expulsée sans pitié de la maison de son père, dupée par un villageois qui la dépouille et la livre au froid de l’hiver, la belle Akiko veut s’offrir au loup pour mettre fin à sa vie. Le loup refuse de la manger. Il lui offre un de ses cils afin qu’elle puisse, comme lui, percevoir la vraie nature des hommes, cause de son malheur. De retour en ville, elle contemple avec horreur une foule aux têtes bestiales, déformées par l’avidité, la stupidité ou la ruse. Le seul véritable être humain est un pauvre charbonnier qu’elle suit jusque chez lui. Elle était aveugle aux hommes, il était aveugle aux choses. Grâce à elle, il découvre le trésor qu’il ignorait posséder : de la source qui jaillit derrière sa maison coule non de l ‘eau mais le meilleur saké du monde, tandis que le lit de la rivière est tapissé de pépites d’or. Tous deux fondent une auberge qui prospère en accueillant aussi bien les hôtes illustres que les nécessiteux. Un jour, Akiko reconnaît son père parmi les mendiants. Le voyant plein de tristesse et de regrets vis-à-vis de sa fille qu’il a injustement chassée, elle se révèle à lui et lui fait une place dans son nouveau foyer.
Il y a 7 ans, quand j’ai cherché un conte à adapter, je me suis souvenue des Cils du loup. J’en ai illustré une scène emblématique, celle des créatures hybrides, mi-humaines mi-bêtes, qui peuplent la ville où se retrouve Akiko après avoir rencontré le loup. À l’époque, aller au bout de cette image m’a demandé deux mois, dans la douleur. J’avais du ménage à faire dans ma tête, concernant mon rapport au dessin. Comment aurais-je pu mener un livre entier à terme?

Any human here? de Chantal Nguyen (2017)
Autre obstacle à l’adaptation de cette histoire: je n’en avais vue trace nulle part en dehors du recueil de Gründ. Dans la culture populaire japonaise moderne, notamment les mangas, on trouve de nombreux clins d’oeil aux traditions folkloriques. Mais des Cils du loup, point. C’était un peu troublant. J’en venais à me demander s’il s’agissait bien d’un authentique conte japonais!
Quelques années plus tard, j’ai repris le projet, cette fois-ci en me concentrant sur la partie textuelle. J’ai repris mes recherches sur le net, en espérant remonter aux origines du conte.
Une première recherche m’a conduite au merveilleux poème de Clarissa Pinkola Estés, que l’on retrouve dans son livre Femmes qui courent avec les loups, Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage (Grasset, 1996). Probablement inspiré du mythe mexicain de la femme-louve, La Loba, c’est une ode à la part sauvage et instinctive de la femme. Comme dans le récit de Miroslav Novák et Zlata Černá, une jeune fille rencontre un loup dans la forêt et se fait offrir des cils lui permettant de discerner les bons humains des mauvais. Ce don de double vue lui permet de percer le cœur des hommes et de ne s’entourer que de personnes honnêtes. Véritable outil d’empouvoirement, il ne lui a été accordé que parce qu’elle a eu le courage de braver les interdits et d’aller chercher sa liberté dans la forêt. Le message est ici très différent de celui des deux auteurs tchèques.
Va dans les bois, va.
Si tu ne vas pas dans les bois,
jamais rien n’arrivera,
jamais ta vie ne commencera.
Mis à part ce poème, les autres Cils du loup que j’ai pu trouver semblaient n’être que des adaptations du récit de Miroslav Novák et Zlata Černá. Mais enfin, s’agissait-il réellement d’un conte japonais, quand les seules versions accessibles en français étaient celles de deux Tchèques et d’une Américaine ? Les similitudes entre les deux histoires laissaient cependant penser à un mythe universel ayant traversé les continents. Mais il me fallait absolument trouver une version originaire du Japon, sans quoi je ne pourrais décemment pas apposer le libellé de « conte japonais » à cette histoire.
Je commençais à perdre espoir quand, un jour, j’ai écrit à un photographe basé à Tokyo pour le féliciter sur son travail. À tout hasard, j’ai tenté ma chance: connaissait-il un conte intitulé Les Cils du loup? Hélas, non, il ne le connaissait pas. Il m’a cependant traduit le titre en caractères hiragana, ce qui m’a permis d’effectuer des recherches sur le web japonais (merci Google traduction!). C’est ainsi que j’ai découvert de multiples versions des Cils du loup, dont le titre originel est en réalité Les Sourcils du loup.
Dans la quasi-totalité des cas, le personnage principal est masculin. C’est un vieil homme si pauvre qu’il en est réduit à manger en cachette les fonds de marmites de riz que ses voisins lui ont donné à nettoyer. Pris en flagrant délit, il a si honte qu’il préfère mourir en allant s’offrir en pâture aux loups. Dans la forêt, plusieurs d’entre eux passent devant lui sans s’arrêter. Le dernier lui explique qu’aucun loup ne le mangera car il est un véritable être humain. Il lui offre des sourcils lui permettant de voir désormais quel genre de personne se trouve devant lui. Dans toutes les versions, on retrouve l’idée que tous les habitants du village lui apparaissent alors comme des animaux. La fin varie : le vieil homme se retrouve sous la protection d’un homme riche qui, devant son pouvoir, croit avoir à faire à un envoyé des dieux ; ou alors l’homme riche fait de lui son héritier car il reconnaît son honnêteté ; ou encore le vieil homme désespère de ne trouver aucun autre homme bon et il repart dans la montagne. Dans l’une des versions, le vieil homme aperçoit enfin un autre être humain sous la forme d’un petit garçon. En baissant les sourcils, il se rend compte qu’il s’agit de son fidèle chien. Il existe également une variante coréenne où le héros est un jeune garçon trop gentil pour vivre parmi les hommes ; il meurt seul et triste car il ne trouve jamais d’autre être humain que lui.
Au milieu de ces histoires douces-amères, je suis tombée sur une où le personnage principal est une femme et qui introduit une romance : celle de Miyoko Matsutani (1926-2015), autrice jeunesse connue pour avoir collecté et adapté de nombreux contes folkloriques du Japon. C’est elle qui a très librement adapté le conte traditionnel pour le moderniser et lui donner une fin heureuse. Dans ses Sourcils du loup, l’héroïne est une fille de bûcheron belle et pure, à la naissance mystérieusement liée aux dieux de la montagne. Après de nombreuses péripéties dont un premier mariage, la disparition mystérieuse de son époux, la mort de ses parents pendant une épidémie de lèpre et un séjour au milieu d’une meute de loups de la montagne, elle reçoit des sourcils de loup qui lui permettent de visualiser les personnes malhonnêtes comme dotés d’un corps humain mais d’une tête d’animal. Munie de ce don de discernement, elle rencontre un charbonnier honnête dont elle fera la fortune et avec qui elle trouvera le bonheur.

Un exemplaire de l’édition originale des Sourcils du loup de Miyoko Matsutani,(Dainippon Tosho, 1971), importé du Japon.
Bien que leur livre ait été publié après celui de Matsutani, il paraît évident que Novák et Černá se sont basés sur son histoire pour écrire la leur, en s’inspirant également de la figure occidentale de Cendrillon. Ces découvertes m’ont décomplexée et ont légitimé le fait de m’approprier à mon tour le conte pour écrire ma propre version des Cils du loup.
Les premières réécritures étaient en prose et décrivaient minutieusement les gestes du brodeur ainsi que la vie dans un village japonais de l’époque d’Edo. J’ai fait de longues recherches et écrit de nombreuses versions du conte, cherchant à m’affranchir de mes influences tout en les respectant. Cette étape a enrichi ma connaissance de la culture japonaise et a nourri, en filigrane, le texte définitif. Je n’étais cependant pas satisfaite de la forme que cela prenait. La narration était trop classique. Les phrases me semblaient ampoulées, et l’héroïne trop sage.
Après avoir lu le poème de Clarissa Pinkola Estés, je ne pouvais pas revenir à l’archétype de la femme japonaise traditionnelle : imperturbablement aimable, docile et laborieuse. Ce qui donne toute sa puissance à cette histoire, c’est bien la figure centrale du loup : un animal sauvage, effrayant mais juste, mortel uniquement pour les hommes au cœur mauvais. Mon héroïne devait être à la hauteur : foncièrement bonne, mais aussi forte et courageuse, tournée vers la vie et non vers la mort.
Plutôt qu’une prose classique, j’ai finalement choisi la poésie, à travers un travail sur les sonorités. Les Japonais ont des onomatopées pour des bruits auxquels l’oreille occidentale prête à peine attention. Gaba gaba traduit ainsi le froissement des vêtements ou du papier ; shiku shiku exprime des pleurs à bas bruits ou en silence ; doki doki est le bruit des battements de cœur. Je les ai écrites sur un cahier. Les phrases brèves et incisives ont suivi, principalement sous forme de tercets évoquant des haikus. Pour des questions de mise en page, certains paragraphes ont été regroupés ou scindés, pour aboutir à la forme finale de l’album.
Concernant l’histoire proprement dite, il m’a semblé intéressant de jouer sur une inversion du principe de départ et de créer un retournement de situation. Le cil du loup permet à l’héroïne de voir la vraie nature des autres. Et s’il lui permettait aussi de voir sa propre vraie nature ? Et si elle se croyait petit animal alors qu’elle était jeune fille ?
Yukino finit par trouver ses semblables, non seulement par leur nature de véritable être humain, mais aussi par la nature de leur parcours : Tadatoki, le beau tisserand, possède, lui aussi, un cil de loup. Cela laisse à imaginer qu’il s’est aussi perdu un jour dans la forêt, et qu’il a rencontré un loup qui l’a aidé. C’est pourquoi « les cils » sont restés au pluriel dans le titre, bien que le loup n’en ait donné qu’un à Yuki.
Aujourd’hui, mon histoire va m’échapper à son tour, au fur et à mesure que ses lecteurs vont se l’approprier. J’espère de tout coeur qu’elle vous plaira et que le loup, du fond de sa forêt, vous touchera.
Chantal